Jacques Arago (1790-1854) est l'un des frères Arago (avec
François, mais aussi
Jean et
Étienne), connu en son temps à la fois comme auteur dramatique et explorateur. Après ses voyages de jeunesse effectués autour de la Méditerranée, il embarque en 1817 comme dessinateur pour un tour du monde à bord de l'Uranie. De retour en 1820 après moult péripéties, il en tire un ouvrage au succès considérable et intitulé d'abord
Promenade autour du monde puis
Voyage autour du monde fait par ordre du Roi sur les corvettes de S. M. l'Uranie et la Physicienne. Profitant de cette popularité, Jacques Arago fait paraître tout au long de sa vie de multiples versions de cet ouvrage avec des titres divers, dont une des plus célèbres est
Souvenirs d'un aveugle, du fait de la cécité dont il souffre à partir de 1837, ne l'empêchant nullement cependant de continuer à voyager à travers le monde, de la Californie à la Nouvelle-Calédonie et encore au Brésil.
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Jacques Arago (vers 1839) |
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La version qui nous intéresse serait née de la conversation d'une demoiselle voisine de table d'Arago dans un dîner mondain et le mettant au défi de refaire le récit de ses souvenirs de voyage, mais sans la lettre A. Défi que s'empresse de relever l'auteur dans un texte écrit en huit jours, de quelques pages seulement toutefois, et paru en 1853 sous le titre
Voyage autour du monde, sans la lettre A. Il s'agit donc d'un
lipogramme, un texte à qui il manque une lettre. Ce procédé stylistique existe depuis l'antiquité et trouvera plus tard son plus grand succès avec
La Disparition (1969) de Georges Perec.
L'ouvrage de Jacques Arago est logiquement adressé à la dite demoiselle, laquelle lui répondra elle-même par une
lettre sensée (sans C). Les premières lignes de l'ouvrage rappellent l'origine du défi :
Chère bonne, vous êtes bien
impérieuse, bien despote, comment voulez-vous qu'une
plume docile inscrive ici, sur votre ordre, un récit
fidèle des vicissitudes de nos courses, puisque je
dois subir le frein qui m'est si cruellement imposé ?
Que désire le coursier numide ? Les brumeux horizons,
les steppes et le désert : prêtez-moi donc plus
de liberté, si vous voulez que je n'oublie rien des
périlleuses difficultés de cette route si
longue et si rude qu'on nous prescrit de sillonner.
Voyons a présent quelques brefs extraits du récit lui-même. Ceux-ci ne sont qu'une incitation à lire la version intégrale, disponible sur
mediterranees.net, effort qui mérite d'être fait pour l'originalité du texte et, ce, d'autant que le récit lui-même est assez court.
Jacques Arago rappelle dans les premiers paragraphes ses origines et sa cécité. Le
bourg pyrénéen de sa naissance est
Estagel, patrie roussillonnaise de l'ensemble de la famille Arago.
Et puisqu'il est ici question de requin... Un jour,
lorsque mollement étendu sur quelque dune
silencieuse, vous verrez sur le flot moutonneux poindre
le dos brun et lisse d'un de ces hideux écumeurs
de mer, inclinez-vous, priez et dites-vous tristement :
c'est le cercueil d'un fou qui n'eût point
dû quitter son bourg pyrénéen, lui
qui, depuis quinze hivers, ne voit plus ni le soleil ni
un sourire de frère.
L'expédition passe tout d'abord par les Canaries.
Ténériffe est une île sortie des flots
depuis bien des siècles ; elle est
célèbre et semble fière de son superbe
pic, cône terrible sur le sommet duquel vous voyez en
même temps l'hiver et ses neiges, de fougueuses
colonnes de fumée et de feux qui engloutiront un jour
les villes, les bourgs et les riches vignobles dont
s'enorgueillissent les citoyens les moins cosmopolites du
monde et les brunes fillettes de Ste-Croix que je vous
défie bien d'éviter, si vous étudiez
leur prunelle noire, si vous écoutez le soir, vers le
crépuscule, leur musique monotone et endormie.
Puis viennent le Brésil et l'Uruguay.
Oh ! oh ! que nous disent les lunettes ? Que nous dit le
point ? Que le deuxième tropique nous domine, le voici
: Rio et le Brésil sont sur notre droite ; plus loin,
le fleuve immense où Montevideo dresse ses clochers
pointus, ses églises splendides, ses rues si droites,
et nous présente son port si peu protecteur de nos
intérêts et de notre gloire.
Après le cap Horn, viennent les
îles Chiloé au large du Chili.
Voici les Chiloé ; courez vite. Les flots
tourbillonnent trop violents sur les rochers d'huîtres
qui emprisonnent ce groupe d'îles où
pèsent d'immenses forêts, éternelle
fortune des indolents citoyens du Chili, leurs voisins.
Après le Pérou, la traversée de l'océan Pacifique et ses îles, c'est l'Indonésie, à travers l'archipel des Moluques puis
Bornéo.
Voici Bornéo, cette île mystérieuse,
immense comme un continent, qui réveille tous nos
souvenirs historiques. Comment y pénétrer,
comment fouiller ces éternelles solitudes que le
tonnerre seul visite, que les plus intrépides n'osent
point interroger, et dont les typhons éloignent les
corvettes et les bricks les mieux construits pour les courses
périlleuses ?
Ce sont ensuite les
Célèbes, les Fidji, les îles Marquises puis
Tahiti dont il ne peut écrire le nom :
(...)
on voit bientôt poindre
cette île fortunée, que Cook découvrit,
qu'on nomme encore nouvelle Cythère (...)
Notons que Cook n'est ni le découvreur de l'île ni l'auteur du nom, mais sans doute le seul dont Arago puisse écrire le nom, les explorateurs Wallis et Bougainville étant proscrits dans ce lipogramme.
J'invite les lecteurs de cet article à se reporter au texte intégral pour y découvrir toutes les étapes de ce fabuleux voyage. Voyons pour finir la déclaration d'amour de Jacques Arago pour le Brésil, pays où il s'est rendu plusieurs fois et où il souhaite être enterré.
On ne quitte plus le Brésil, si l'on s'est
promené une fois sous les dômes de verdure qui
protègent le sol contre les flèches rigides
d'un soleil de plomb. (...) Vive le Brésil où je veux qu'on me creuse une
tombe !
Le lieu est choisi pour mon repos éternel, tout
près du couvent de Ste-Thérèse où
rossignolent de jeunes vierges dont le coeur vibre, moins
pour Dieu qu'elles ne voient point, que pour les hommes dont
elles étudient les silhouettes promeneuses sur les
murs du cloître béni !
Soyez hors d'inquiétude ; mon front est
découronné, mes pieds n'ont plus de vigueur, et
vous ne devez rien redouter de moi qui, pour vous
obéir, ne puis même signer mon nom que comme je
l'inscris ici.
J.CQUES .R.GO.
Jacques Arago retourne au Brésil en 1854 espérant y obtenir la direction du théâtre impérial de San Pedro et y meurt le 27 novembre de la même année, permettant à son voeu d'être exaucé.
Sources :
Texte : mediterranees.net
Eléments biographiques :
* Jean Capeille, « Arago (Jacques) », dans Dictionnaire de biographies roussillonnaises, Perpignan, 1914
* François Sarda, Les Arago : François et les autres, Tallandier, 2002
Image :
Portrait de Jacques Arago : Alexandre-Vincent Sixdeniers (1795-1846) via Wikimedia Commons, domaine public
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